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Selon un vieil adage, pour être désigné, le chemin le plus rapide consiste à connaître déjà un membre du conseil d’administration[1]. Le principe dans une entreprise de format classique (en l’occurrence, nous nous intéressons ici aux sociétés cotées) est que les administrateurs, pour la majorité d’entre eux, défendent les intérêts des actionnaires. Pourtant, ils ne sont pas directement choisis par les actionnaires. Ces derniers votent sur des propositions qui émanent du conseil. Or, il est souvent observé dans les nominations, sinon du copinage, du moins l’existence de relations préalables entre le nouvel administrateur et un membre du conseil. Cette pratique est controversée. Un article[2] s’est intéressé à mesurer le phénomène, avec deux objectifs. D’une part, vérifier que les réseaux personnels jouent effectivement un rôle significatif dans les nominations, au-delà de quelques cas médiatisés. D’autre part, d’en étudier les conséquences sur la valorisation des entreprises.
L’étude empirique porte sur la nomination d’administrateurs entre 2003 et 2014 dans les sociétés cotées américaines (près de 10 000 nominations). Sur l’ensemble de l’échantillon, 29 % des nouveaux administrateurs ont une connexion professionnelle directe avec au moins l’un des autres administrateurs de l’entreprise. Ce résultat est marquant pour une raison simple : parmi tous les administrateurs référencés aux États-Unis, seuls 0,4 % (selon la base Boardex, référence en la matière) disposait d’une telle connexion avec le conseil en question. Si l’on considère les connexions de second degré (l’administrateur a travaillé avec quelqu’un qui a travaillé avec un membre du conseil), on monte à 69 %. Le chiffre est plus élevé encore pour les entreprises du SP500 : plus de 90 % des nominations ont une connexion de premier ou second degré contre 21 % dans la base. En revanche, les réseaux non professionnels (liés aux études ou aux autres connexions sociales) semblent jouer un rôle marginal. Il ne s’agit donc pas forcément de copinage et les auteurs s’intéressent à la rationalité du phénomène.
D’un côté, choisir un nouvel administrateur parmi les réseaux personnels peut avoir ses avantages. La recherche a montré que le fait d’avoir déjà interagi professionnellement avec cette personne favorisait la coordination. Cela peut faciliter la prise de décision au conseil qui la plupart du temps recherche le consensus. Il s’agit de l’hypothèse de coordination (coordination hypothesis) : le rôle des réseaux personnels est positif car il réduit les coûts de coordination au conseil. Un autre argument favorable porte sur le processus de recrutement en lui-même. Il est plus facile d’obtenir des informations fiables sur la qualité d’un candidat que l’on connaît déjà, au moins par personne interposée. Trouver la perle rare au-dehors des réseaux personnels prend plus de temps et nécessite une recherche plus approfondie pour s’assurer des compétences, sans que cette dépense additionnelle ne se traduise forcément par un meilleur recrutement. On appelle ça l’hypothèse de réduction des coûts de recherche (search cost hypothesis). Ces deux hypothèses impliqueraient une hausse de la valeur de l’entreprise lorsque le réseau est utilisé.
D’un autre côté, choisir parmi les réseaux présente le risque d’ajouter à l’homogénéité des compétences au conseil. Le nouvel administrateur ainsi sélectionné a plus de risque de partager l’approche et les idées des membres actuels. Cela favorise la coordination, mais cela réduit d’autant la capacité à élargir les perspectives, apporter de nouvelles idées ou identifier des problèmes. Il s’agit de l’hypothèse d’homophilie (homophily hypothesis). Plus grave encore, le copinage, qui est principalement associé au réseau du directeur général, qui choisirait dans son réseau pour avoir les mains libres d’agir dans son intérêt propre et impliquerait un problème d’agence (agency hypothesis).
Parmi les quatre hypothèses, une seule n’apparaît pas clairement dans les données, celle d’homophilie. Dans beaucoup de cas, les réseaux professionnels sont même utilisés pour recruter des administrateurs ayant une spécialité différente des autres membres du conseil. La procédure n’est donc pas défavorable à la diversité des compétences. D’une manière générale, le marché réagit positivement à la nomination d’administrateurs choisis parmi les réseaux personnels, et c’est particulièrement le cas dans les entreprises soumises à des problématiques complexes liées au secteur et à la concurrence. Le seul effet négatif (et qui ne fait qu’atténuer cette tendance) apparaît lorsque le réseau utilisé est celui du directeur général. À tort ou à raison, car l’étude s’intéresse à la réaction de marché instantanée, les investisseurs considèrent que le choix d’un administrateur dans les réseaux professionnels est judicieux et plutôt gage de qualité, d’autant plus que le nouvel administrateur apporte ses propres compétences. Seul le copinage avec le directeur général est perçu négativement.
Cette étude est importante car c’est probablement la plus complète et documentée sur le rôle des réseaux dans les processus de recrutement des administrateurs. Elle montre que l’utilisation de ces réseaux n’est pas destructrice de valeur et que les problèmes de copinage, s’ils existent et sont fortement médiatisés, ne doivent pas conduire à rejeter systématiquement l’utilisation des réseaux personnels.
Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à CY Cergy Paris Université